- Par Sana Safi
- BBC
"J'ai l'impression de voler une éducation. Je vole la vie." Les mots obsédants d'un adolescent afghan résonnent dans l'air alors que je suis rivée à mon ordinateur portable, dans mon appartement londonien, connectée à un monde clandestin caché derrière le voile du secret.
Je demande à la jeune femme qui tient l'ordinateur portable à l'autre bout de la pièce de se tenir au fond pour que je puisse voir toute la classe, en faisant signe à la caméra intégrée de faire le tour de la salle.
A lire aussi sur BBC Afrique :
- Trois scénarios pour l'après coup d'Etat au Niger
- Juillet 2023, le mois le plus chaud jamais enregistré sur Terre
- Pourquoi l'interdiction d'exporter du riz indien pourrait-elle déclencher une crise alimentaire mondiale ?
On me montre une classe complète d'au moins 30 jeunes femmes. Elles sont assises en rangs, toutes vêtues de noir, à l'exception de leur foulard blanc ou à motifs. Leur professeur, lui aussi entièrement vêtu de noir, se tient près d'un tableau blanc. D'après les diagrammes qu'elle a dessinés, je suppose qu'il s'agit d'un cours de biologie.
Alors que le doux bourdonnement des conversations de la classe inonde l'espace virtuel, une réalité cachée se déploie sous mes yeux. Non seulement je suis au courant de ce cours secret, qui se tient dans un lieu tenu secret en Afghanistan, mais je suis également témoin d'un acte de défiance à l'égard de l'armée. J'assiste à un acte de défiance à l'égard des dirigeants talibans qui, depuis un an et demi, interdisent l'enseignement secondaire et universitaire aux femmes et aux filles…
En entrant en contact avec ces éducateurs et ces élèves par le biais d'une fenêtre numérique sur leur vie, je me souviens de mon propre passé à Kandahar, dans le sud du pays.
Née en Afghanistan, j'ai été forcée d'aller à l'école en cachette lorsque j'étais petite fille.
Pendant que je parlais à l'enseignante, j'ai été brièvement envahie par des souvenirs sombres et difficiles. Jusqu'à ce que je parvienne à lui demander depuis combien de temps elle travaille à l'école.
"Cela fait six mois que je suis enseignante", me répond-elle, craintive.
"Mon frère me dit souvent : 'S'il te plaît, quitte l'école'. Personne ne le sait, mais il craint qu'un jour les talibans ne viennent. Ce sont mes parents qui m'ont persuadée de rester et d'enseigner à mes sœurs. Parce que je partage leur douleur. Mon université a également été fermée. Je veux donc aider les filles d'ici à étudier."
La salle de classe est ornée de cadres traditionnels en bois et de tableaux accrochés sur les murs. Elle semble animée. Un contraste saisissant avec mes propres souvenirs du milieu des années 1990.
À l'époque, alors que les talibans accédaient au pouvoir, après une guerre civile brutale, l'éducation a été arrachée du jour au lendemain à toutes les femmes et les jeunes filles.
Aussi longtemps que je vivrai, je n'oublierai jamais le premier jour où j'ai essayé d'aller à l'école, alors que je vivais sous le régime des talibans.
Âgée d'à peine sept ans, j'ai été accueillie à l'entrée de l'école par une femme qui m'a dit qu'aucune fille ou femme n'était autorisée à venir à l'école.
Je portais un uniforme noir que ma mère avait confectionné avec une ceinture jaune brodée, ce qui était également interdit. Je me souviens rappelle été très déçue lorsque la femme m'a dit que je n'étais pas autorisée à entrer. J'étais très excitée par mon uniforme.
Mais mes parents, sans se décourager, se sont mis à la recherche d'une école secrète.
Lire aussi :
- "Quand je vois les garçons aller à l'école, ça me fait mal"
- Immersion dans une école secrète pour filles afghanes
- Comment se portent les droits des femmes en Afghanistan un an après le retour des talibans ?
Ils ont trouvé un couple - un mari et une femme - qui avait transformé sa maison en salles de classe.
Chaque matin, ma mère m'emmenait au marché aux légumes avant que je ne disparaisse par l'arrière pour rejoindre l'école secrète faite de boue.
Nous apprenions à lire et à écrire dans les livres qui leur tombaient sous la main. Mais les efforts du couple ont malheureusem*nt été de courte durée.
Dès que les talibans l'ont appris, ils ont fait une descente dans notre école et ont emprisonné mes professeurs pendant quinze jours. Après leur libération, le couple a fui l'Afghanistan.
Cinq ans plus tard, au lendemain des attentats du 11 septembre, alors que les forces américaines et alliées renversaient le régime taliban, je faisais partie des millions d'adolescents qui réclamaient leur droit à l'éducation.
Mais lorsque les talibans sont revenus au pouvoir en août 2021, l'accès des femmes et des filles à l'éducation a de nouveau été réduit à néant.
Cette fois-ci, les filles sont autorisées à fréquenter les écoles primaires. En revanche, l'enseignement secondaire, les collèges et les universités leur sont interdits.
C'est un cruel coup du sort qui abandonne ces jeunes femmes avec leurs rêves en suspens et étouffe leur avenir.
Au cœur des réseaux d'écoles secrètes d'Afghanistan se trouvent des éducateurs intrépides, qui sont contraints de travailler dans l'incertitude.
Pashtana Durrani est une militante qui, depuis l'entrée en vigueur de l'interdiction la plus récente, a pris l'initiative de créer un grand nombre de nouvelles écoles clandestines dans le pays.
L'organisation qui la chapeaute, Learn Afghanistan, compte actuellement 230 élèves, tous âgés de plus de 12 ans.
Les risques encourus par toutes les personnes impliquées sont énormes. Mais ne pas agir, estime-t-elle, n'est tout simplement pas une bonne option.
"Si je n'avais pas reçu d'éducation, j'aurais été mariée. Ma sœur aurait été mariée. Mon frère aurait travaillé comme enfant quelque part. Mais grâce à mon éducation, je suis devenue la matriarche de ma famille. Et grâce à cela, j'ai eu le pouvoir sur mon destin."
En regardant les efforts de Pashtana prendre vie à travers l'écran de mon ordinateur portable, ses élèves me parlent dans un anglais impeccable. Ils m'expliquent qu'ils étudient tout, de la biologie à la chimie, de la physique à la philosophie, en passant par des matières pratiques telles que le graphisme.
Plusieurs jeunes femmes décrivent leur ambition de devenir diplomates, médecins ou ingénieurs.
Lire aussi :
- Cinq femmes afghanes qui refusent d'être réduites au silence
- "Les femmes sont emprisonnées, tandis que les criminels sont libres".
- Les Afghans déplorent la perte de leurs libertés
Pourtant, en les écoutant, je me souviens des défis que pose cette entreprise. La peur d'être découvert et de voir les écoles fermées est omniprésente. Mais il en va de même pour la détermination de ces jeunes à apprendre et à progresser.
La position officielle des talibans sur la nouvelle interdiction de l'enseignement est qu'elle n'est pas permanente. Ils affirment qu'ils s'efforcent de créer un "environnement sûr" et d'apporter "les changements nécessaires au programme scolaire". Mais nous ne savons pas encore ce que cela signifie, ni quand, le cas échéant, l'interdiction sera levée.
Tout au long de ce voyage, j'ai ressenti un mélange d'émotions : espoir, frustration, admiration et tristesse.
La lutte pour l'éducation des filles en Afghanistan est loin d'être terminée, mais la détermination de ces personnes est un gage d'assurance.
"Nous continuerons à résister. Il y aura peut-être, un jour, de la lumière au bout du tunnel", m'a dit une élève.